Asie du Sud. La réaction à la détérioration des droits dans la région révèle un système international inadapté à la gestion des crises mondiales

L’incapacité des institutions régionales et mondiales – paralysées par les intérêts nationaux de leurs membres – à répondre de manière adéquate aux conflits à travers le monde, au changement climatique et aux crises mondiales énergétique et alimentaire fait vaciller un système multilatéral déjà affaibli, a déclaré Amnesty International à l’occasion du lancement de son rapport annuel sur la situation des droits humains dans le monde.

Ce document conclut que l’existence de deux poids, deux mesures concernant les violations des droits humains perpétrées à travers le monde alimente l’impunité et l’instabilité ; c’est notamment le cas pour l’absence déplorable d’action concertée face au bilan catastrophique des droits humains en Afghanistan, la réponse inadaptée à la crise économique qui s’aggrave au Sri Lanka, ou encore le refus de faire face à la répression visant la dissidence et à la persécution des minorités dans plusieurs États d’Asie du Sud.

Alors que l’Asie du Sud se trouve à l’orée d’un avenir explosif et imprévisible, il est plus important que jamais de maintenir les droits au cœur de toutes les négociations et de toutes les discussions

Deprose Muchena, directeur général au sein d’Amnesty International

« La Déclaration universelle des droits de l’homme est née il y a 75 ans et reconnaît les droits inaliénables et les libertés fondamentales de toutes et tous. La dynamique économique mondiale et les structures de pouvoir mouvantes provoquent un chaos dans lequel il est aisé de perdre de vue les droits humains. Alors que l’Asie du Sud se trouve à l’orée d’un avenir explosif et imprévisible, il est plus important que jamais de maintenir les droits au cœur de toutes les négociations et de toutes les discussions », a déclaré Deprose Muchena, directeur général au sein d’Amnesty International.

Répression brutale de la dissidence

À travers la région, les gens sont descendus dans la rue pour dénoncer les injustices, les privations et les discriminations, mais dans la plupart des pays, dont l’Afghanistan, le Bangladesh, l’Inde, le Népal, les Maldives, le Pakistan et le Sri Lanka, les pouvoirs publics ont réagi par une répression intense et avec une force excessive, voire meurtrière.

Au Sri Lanka, les pouvoirs d’exception ont été activés pour réprimer les manifestations de masse. La police a tiré à balles réelles et a fait usage de gaz lacrymogènes et de canons à eau, faisant des morts et des blessés parmi des foules majoritairement pacifiques qui protestaient contre l’aggravation de la crise économique. Des manifestant·e·s ont été arrêtés, placés arbitrairement en détention et inculpés de diverses infractions, notamment d’atteintes à la législation sri-lankaise sur le terrorisme.

En Afghanistan, des manifestant·e·s pacifiques ont fait l’objet d’arrestations arbitraires, d’actes de torture et de disparitions forcées. Au Bangladesh, la police a tiré des balles réelles et des balles en caoutchouc, ainsi que des grenades assourdissantes et des gaz lacrymogènes pour disperser des manifestations d’étudiant·e·s et de travailleurs·euses. Au Pakistan, les autorités ont dispersé par la force des rassemblements pacifiques de militant·e·s et de proches de victimes de disparitions forcées. Au Népal, des personnes victimes d’usuriers qui manifestaient pour réclamer justice ont été chargées par des policiers armés de matraques et arrêtées de façon arbitraire. En Inde, deux personnes, dont un adolescent de 15 ans, ont été abattues par la police lors de manifestations dans l’État de Jharkhand.

Les attaques contre la liberté de la presse ont persisté dans bon nombre de pays. En Afghanistan, des journalistes qui ont osé critiquer les talibans ont fait l’objet d’arrestations et de placements en détention arbitraires, ainsi que d’actes de torture et d’autres mauvais traitements. Au Bangladesh, où les agressions, le harcèlement judiciaire et, plus généralement, les actes de représailles contre les journalistes étaient monnaie courante, un projet de loi sur la protection des données menaçait de limiter davantage encore la liberté d’expression. Au Pakistan, les personnes travaillant dans la presse étaient elles aussi en butte à des pressions croissantes, les autorités n’hésitant pas à les arrêter pour des motifs fallacieux.

De même, le gouvernement indien a tenté d’empêcher que la situation dans le pays en matière de droits humains ne soit commentée hors de ses frontières, en interdisant à des défenseur·e·s des droits humains de se rendre à l’étranger et en les plaçant en détention sans jugement. En Inde, des ONG et des organes de presse étaient harcelés sous couvert de lutte contre le blanchiment d’argent et d’autres prétextes. Au Népal, des humoristes risquaient d’être condamnés à des peines d’emprisonnement en raison de propos tenus lors de leurs spectacles. Aux Maldives, le Parlement a adopté une loi qui pourrait contraindre les journalistes à révéler leurs sources. Signe encourageant, le gouvernement envisageait cependant de modifier cette loi, mais il a essuyé de vives critiques.

« Les pays d’Asie du Sud semblent appliquer le droit relatif aux droits humains de manière sélective, faisant preuve d’une hypocrisie flagrante et de deux poids, deux mesures. Ils ne critiquent les violations des droits humains que lorsque cette position correspond à leur politique régionale et internationale, et observent en silence les violations similaires perpétrées devant leur porte, simplement parce que leurs intérêts sont en jeu. C’est un comportement inadmissible, qui affaiblit la trame même des droits fondamentaux universels », a déclaré Yamini Mishra, directrice régionale d’Amnesty International pour l’Asie du Sud.

En réaction aux menaces croissantes visant le droit de manifester, Amnesty International a lancé en 2022 une campagne mondiale destinée à contrer les efforts redoublés que déploient certains États pour saper le droit fondamental à la liberté de réunion pacifique.

Les femmes frappées de plein fouet en l’absence de protection et de respect de leurs droits par les États

En Inde, la Cour suprême a adopté deux arrêts progressistes : elle a confirmé le droit à la dignité des travailleuses et travailleurs du sexe, et donné son interprétation d’une loi existante en étendant l’accès à l’interruption de grossesse à toutes les femmes, quelle que soit leur situation matrimoniale.

La réalité, pour nombre de femmes et de filles de la région, restait cependant marquée par une discrimination systémique.

En Afghanistan, les femmes et les filles ont été de fait effacées de la vie et de l’espace publics, de nouveaux décrets venant limiter davantage encore leurs droits et leurs libertés. Désormais, elles n’avaient plus le droit de travailler pour des ONG, de voyager sans être accompagnées par un chaperon de sexe masculin, de faire des études secondaires et supérieures ou de se rendre dans un jardin public, pour ne citer que quelques exemples de restrictions.

Au Népal, les femmes n’avaient toujours pas les mêmes droits que les hommes en matière de citoyenneté et, bien que le délai de prescription pour le viol ait été allongé, le temps excessivement court imposé pour porter plainte constituait un obstacle majeur empêchant les victimes d’exercer leur droit à un recours effectif.

Les violences faites aux femmes restaient en outre endémiques dans la région. Des expert·e·s des Nations unies ont demandé aux autorités des Maldives de prendre des mesures afin de juguler la montée des violences fondées sur le genre constatée dans le pays. Au Bangladesh, plusieurs centaines de viols ou de meurtres de femmes perpétrés par le mari ou d’autres proches de la victime ont été recensés. L’impunité pour ces crimes demeurait très répandue. Au Pakistan, plusieurs affaires de femmes tuées par leur compagnon ou un autre membre de la famille ont eu un grand retentissement. Pourtant, l’Assemblée nationale n’a toujours pas adopté la proposition de loi sur la violence domestique déposée en 2021. En Inde, des violences contre des femmes dalits et adivasis ainsi que d’autres crimes motivés par la haine liée à la caste ont été commis en toute impunité. L’État du Karnataka interdisait en outre aux filles de porter le hijab dans les établissements scolaires publics.

Les femmes sont en première ligne des manifestations dans la région, contestant souvent le contrôle patriarcal sur leur corps, leur vie, leurs choix et leur sexualité imposé au nom de l’État, de la société et de la famille.

“Le fait que les États et les institutions ne fassent pas respecter la justice de genre laisse un terrible héritage marqué par le musellement, la violence et la réduction des potentiels », a déclaré Yamini Mishra.

Une action mondiale cruellement insuffisante face aux menaces pesant sur l’humanité

Les crises économiques alimentées par la récession liée à la pandémie, la mauvaise gestion de l’économie et les catastrophes générées par le changement climatique, au sein de la région et au-delà, ont eu de graves incidences sur les droits économiques et sociaux, notamment en Afghanistan et au Sri Lanka, où l’accès aux denrées alimentaires, aux soins de santé et à un niveau de vie suffisant était de plus en plus compromis.

En Afghanistan, le durcissement de la crise économique a plongé 97 % de la population dans la pauvreté, tandis qu’au Sri Lanka, l’inflation a dépassé 73 % en septembre 2022 – et ce sont les personnes les plus pauvres et les plus marginalisées qui subissent les plus lourdes conséquences.

Le coût catastrophique de la crise climatique hors de contrôle est apparu dans toute son ampleur en 2022. Tout particulièrement au Pakistan, où les canicules, les sécheresses puis les inondations dévastatrices ont eu un impact catastrophique sur la vie et les moyens de subsistance de près de 750 000 personnes. Dans ce contexte, il est navrant de constater que la communauté internationale n’a pas agi dans l’intérêt supérieur de l’humanité et n’a pas réduit sa dépendance aux énergies fossiles, principal facteur qui nous pousse vers la plus grande menace pour la vie telle que nous la connaissons. Cet échec collectif illustre de manière criante la faiblesse des systèmes multilatéraux en place.

« L’Asie du Sud est assiégée par une avalanche de crises qui s’entrecroisent et se relient, dont des crises “d’origine humaine” – au moins trois pays de la région sont en pleine crise économique et croulent sous les dettes – et des crises naturelles, l’Asie du Sud étant souvent le point de départ de vagues de chaleur extrêmes et d’inondations destructrices de grande ampleur. Nous n’avons aucune chance de survivre à ces crises sans institutions nationales et internationales aptes à s’acquitter de leurs fonctions », a déclaré Yamini Mishra.

Des institutions internationales défaillantes à remettre en état de marche

En Afghanistan, il n’était désormais quasiment plus possible pour les observateurs·trices indépendants de suivre l’évolution de la situation en matière de droits fondamentaux et d’en rendre compte. Des crimes de guerre ont en outre été commis dans le cadre de la campagne de représailles menée par les talibans contre les personnes s’opposant à eux, les membres du précédent régime et ses forces de sécurité. Le système de justice tel que le conçoivent les talibans n’a absolument aucune crédibilité et la reprise des exécutions en Afghanistan a constitué une régression majeure. En Inde, dans plusieurs États, les autorités ont illégalement démoli un grand nombre de biens immobiliers appartenant principalement à des musulman·e·s, avivant les craintes qu’il ne s’agisse d’une forme de sanction collective destinée à punir une participation présumée à des affrontements entre communautés. Au Népal, les efforts visant à garantir la vérité, la justice et des réparations pour les crimes de droit international et autres violations des droits humains perpétrés lors du conflit de 1996-2006 demeuraient très insuffisants.

Les personnes réfugiées ou demandeuses d’asile étaient toujours extrêmement marginalisées et menacées d’expulsion. Le Bangladesh a encore eu beaucoup de difficultés à garantir les droits humains des Rohingyas au sein de l’un des plus grands camps de réfugié·e·s du monde. Si l’accès des enfants rohingyas à l’éducation s’est légèrement amélioré, on estimait que 100 000 d’entre eux n’étaient toujours pas scolarisés. En dépit des inquiétudes de la communauté internationale et des organisations de défense des droits humains, le gouvernement bangladais a poursuivi son projet de réinstaller des réfugié·e·s rohingyas à Bhasan Char, une île éloignée sujette aux inondations, portant leur nombre à 30 079 selon les chiffres officiels.

Les Afghanes et les Afghans fuyant les persécutions dans leur pays faisaient l’objet de renvois forcés illégaux depuis les pays voisins, comme l’Iran, et des pays de transit, comme la Turquie.

L’incapacité du Conseil des droits de l’homme de l’ONU à se saisir efficacement de la plupart de ces problèmes graves n’a fait que perpétuer l’impunité. Il est indispensable que les institutions et les systèmes internationaux censés protéger nos droits soient renforcés plutôt qu’affaiblis.

Amnesty International demande aussi une réforme du principal organe de prise de décisions de l’ONU, le Conseil de sécurité, afin de faire entendre la voix des pays et des situations traditionnellement ignorés, en particulier dans le Sud.

La pratique honteuse du deux poids, deux mesures ouvre la voie à de nouvelles atteintes aux droits humains

La guerre opposant la Russie à l’Ukraine a détourné des ressources, mais également l’attention, de la crise climatique, de conflits plus anciens et de bien des souffrances humaines partout dans le monde, et en Asie du Sud en particulier. Cette politique du deux poids, deux mesures de l’Occident a enhardi certains pays et leur a permis d’échapper aux critiques sur leur bilan en matière de droits humains, ou de les ignorer et de s’en détourner.

« Nul ne saurait nier que ce qu’il faut désormais, c’est un ordre international fondé sur des règles efficaces et appliquées de manière cohérente. La guerre d’agression menée par la Russie en Ukraine a montré que certains des pays les plus riches du monde étaient plus que capables de recevoir un grand nombre de personnes en quête de sécurité et de leur donner accès à la santé, à l’éducation et au logement. Force est de constater que l’Occident n’a pas offert le même traitement aux Afghan·e·s et aux Rohingyas qui cherchaient à échapper à la guerre et à la répression. Cette politique honteuse du deux poids, deux mesures doit être remise en question et les États doivent accentuer leurs efforts pour aboutir à un ordre renouvelé fondé sur des règles, a déclaré Deprose Muchena.

« Le deux poids, deux mesures des pays riches se manifeste tout autant dans le nationalisme vaccinal maladif pendant la pandémie de COVID-19 que dans leur large contribution au changement climatique. Tandis que l’Asie du Sud devient peu à peu le point de départ de nombreuses urgences climatiques, il est primordial de réparer les pertes et préjudices subis dans ces nations en investissant davantage dans la réduction globale de la dépendance à l’égard des combustibles fossiles. Il faut également que les pays, y compris en Asie du Sud, qui n’ont pas encore pris position contre les atteintes aux droits humains perpétrées dans le monde fassent entendre leur voix maintenant, avant qu’il ne soit trop tard pour tous, partout. »